La Rose Noire

La belle aventure

   J'avais pris ce train sur un coup de tête. Les chaleurs de l'été avaient fait ressurgir en moi de vieux souvenirs d'enfance. Le besoin impérieux de retrouver une terre familière s'était imposé telle une évidence. Revoir le sud, ses champs jaunis par le soleil, sa terre craquelée par la sécheresse et ses nuits étoilées harmonieusement rythmées du doux chant des grillons.
    J'avais pris ce train comme on prend la fuite. Désir soudain de m'évader d'une ville étouffante et polluée.
    Le compartiment était presque vide, les trains à grande vitesse ayant évincé les vieillots tortillards. J'avais choisi ce train justement pour cela. Retrouver ces longues heures d'attente, à regarder défiler les paysages et à compter les haltes. Retrouver la voix chantante du chef de gare annonçant « Montélimar, Montélimar, 5 mn d'arrêt ». Plaisirs d'enfance retrouvés.
    Seule différence : un compartiment quasi vide. Plus de familles entières déjeunant de sandwich, de tomates ou d'œufs durs. Plus d'enfants excités ni de mères désemparées par l'incapacité à les calmer. Plus de vieillards fumant des gitanes maïs en jouant aux cartes. Juste un grand calme et le bruit lancinant des wagons sur les rails. 


    Une femme d'une cinquantaine d'années au visage doux et triste s'était assise à côté de moi en gare de Valence. Elle n'était pas comme ces femmes de mon enfance qui débarquaient les valises plein les mains, racontant aussitôt à qui voulait l'entendre le but et la destination de leur voyage. Non, celle-ci s'était installée discrètement, comme pour ne pas bouleverser le calme ambiant. Je l'ai regardée, lui ai souri pour lui spécifier que sa venue n'était pas dérangeante. Elle aurait pu penser que l'homme assis en face de moi était mon compagnon et s'en sentir gênée.


    Gênée, c'est plutôt moi qui l'étais. L'homme était déjà là lorsque j'étais montée dans le train. Je cherchais un compartiment vide, un endroit où j'aurais pu m'isoler du reste du monde afin de me délecter pleinement de ces sensations de petite fille que j'avais hâte de retrouver. Il était là, assis, attendant le départ du train, pensant à je ne sais quoi. Je n'avais pu m'empêcher de contempler cette solitude qui me rappelait ma réalité. Agacé, il avait jeté un regard vers moi. Un regard qui disait « pourvu qu'elle ne vienne pas s'installer ici ». Peut-être voulait-il se retrouver lui aussi ? Son regard anxieux s'est inscrit dans le mien tel un défi. Je me suis assise en face de lui, imposant mon besoin de solitude à son besoin de tranquillité. J'avais juste un peu envie de « faire chier ». Juste envie de voir son regard excédé.
    Il ne m'a pas adressé la parole. Il n'a même pas laissé échapper un soupir de mécontentement. Il m'a juste lancé un sourire espiègle, exprimant ainsi qu'il n'était pas dupe de mon manège.
    Frustrée, mes yeux ont envoyé vers lui quelques couteaux bien placés puis je me suis assise, faisant mine de l'ignorer. J'ai entendu son rire franc et gentiment moqueur. J'ai sorti un livre de mon sac et me suis plongée rageusement dans ma lecture.


   C'est au moment où le contrôleur est venu vérifier les billets que l'homme en face de moi a déclaré comme une victoire ne pas en avoir pris. Discussion enflammée. L'homme était calme et amusé, le contrôleur interloqué et outré par tant de désinvolture. La situation me faisait sourire, planquée derrière mon livre. Au bout d'un long conciliabule, l'homme assis en face de moi s'est levé, s'est dirigé dans le couloir et a tiré l'alarme.  Le train s'est arrêté immédiatement. Les gens regardaient la scène, intéressés. Rares sont les distractions dans ces trains abandonnés. L'homme a ouvert la porte et sauté en pleine campagne, avec l'air espiègle d'un gamin faisant une bêtise. 
J'ai pris mon sac en riant aussi et me suis dirigée vers le contrôleur. Je lui ai dis « pour moi c'est pareil » et j'ai sauté du train à la suite de mon compagnon de voyage. Nous avons entendu les imprécations du pauvre agent de la SNCF, "plainte, gendarmerie, immédiatement, etc.". Nous avons agité nos mains pour dire au revoir à tout le monde. Heureux comme des gosses. Le train est reparti sans nous. J'ai regardé l'homme,  interrogative :
   - Où va-t-on ?
   - Venise !
   - Marre de ce monde ?
   - Marre de ce monde !
   - Djai, votre serviteur.
   - Magda, enchantée !

Dimanche 15 Juillet

 Magda :

   J'étais partie rejoindre ma campagne toulousaine et me voilà baguenaudant sur la route de Venise en compagnie d'un illustre inconnu. Nous ne nous sommes pas quittés depuis 3 jours. Je me sens bien avec lui. Nous rions pour des riens, comme deux stupides adolescents moqueurs. Je n'ai pas revu mon village, mais je recouvre des plaisirs d'enfant depuis si longtemps envolés.
   Naturellement, nous sommes allés acheter un cahier, un joli cahier d'écolier et nous avons décidé à l'unisson d'y écrire tout ce qui nous passe par la tête. Avec une règle toutefois, ne rien cacher et nous laisser la liberté de lire les écrits de l'autre.
    Djai est parfois un peu bizarre. Sa démarche change sans raison. Lorsque je lui demande si tout va bien, il me répond « c'est rien, juste un caillou dans ma chaussure ».  Puis il met une main dans sa poche et tout redevient normal. Il n'enlève jamais le caillou gênant. C'est un drôle de personnage. Je prends plaisir à essayer de le découvrir.
    Ce matin, au réveil, nous nous sommes retrouvés dans la salle de restaurant de l'hôtel où nous avons passé la nuit. Il avait l'air mélancolique.
« Ca ne va pas ? »
« Si, si. J'ai simplement mal dormi »
    Il parle peu. Je ne sais rien de lui. Je me demande parfois s'il a encore envie que je sois là. Je voudrais savoir ce qui le préoccupe mais je ne veux pas le brusquer. Quand il a son air triste,  j'ai envie de le prendre dans mes bras. 


 Djai

   Nous avons quitté le train il y a maintenant trois jours. Trois jours que nous cheminons ensemble Magda et moi. Plus je la regarde rire, plus je suis content de ne pas avoir su pourquoi je faisais tout cela. Nous n'avons pratiquement pas échangé un mot si ce n'est le plus utile des dialogues (Vous venez avec moi, où allez vous dormir, on y va comment…). Il y a eu des heures où je pensais que j'étais un con. J'étais en compagnie d'une femme formidable et je n'avais pas encore tenté de parler d'autre chose que des aspects pratiques de la vie que nous nous destinions pour les prochaines heures. Plusieurs fois un désir plus masculin s'est emparé de moi. Nous étions parfois proches, très proche l'un de l'autre. Je sentais battre mon sang aux tempes mais il ne me serait jamais venu à l'idée de lui témoigner ce simple fait et de m'en excuser. Trois jours ou parfois j'avais du mal à marcher, à répondre et à rester simple parce que sexuellement, cette proximité imprévue créait des désirs. De temps en temps je passais ma main dans la poche et décontractais ma tenue.
   Depuis cet événement avec le train et l'heureux facteur dont il a été le déclencheur, je me sens léger et libre pour la première fois depuis bien des années. Je ris intérieurement à imaginer ce que diraient mes collègues que j'ai quittés il y a trois jours, s'ils me savaient dans ces dispositions ce soir.
    Ce soir, juste au moment où j'écris ces mots, j'ai envie de l'embrasser. Elle est à coté de moi, je sens la chaleur de son corps et j'essaie de retenir une bandaison qui serait trop visible maintenant.

Lundi 16 juillet

Magda
:

    Petite pensée pour ma mère. C'est son anniversaire. Ne pas oublier de lui envoyer une carte.
    Si elle savait que je suis en pleine aventure avec un homme rencontré dans le train, elle se ferait un sang d'encre et elle n'aurait peut-être pas tort. Qui est Djai ? Que cherche-t-il exactement ?
    Lorsque nous sommes proches l'un de l'autre, je sens comme une attirance de sa part. Je l'imagine approchant son visage pour m'embrasser, mais cela reste un fantasme. Il n'a même pas tenté de prendre ma main.
    Aujourd'hui j'ose l'écrire, j'ai envie de cet homme. Son mystère me hante.
    Ma curiosité est un calvaire. Je veux découvrir son corps, je veux savoir comment il s'y prend lorsqu'il fait l'amour, je veux connaître le pourquoi de sa démarche changeante.
    Comment vais-je m'y prendre pour cela ?
    Ais-je au moins les atouts qu'il faut pour espérer y arriver ?

 Djai :

   Nous avons avancé jusqu'à Aix. Nous allons lentement sans raison. Peut-être qu'on se cherche. Peut-être est-ce moi qui réduis le rythme pour ne pas l'inquiéter. Nous aurions pu prendre le train pour Venise directement, j'ai l'argent pour deux sans problème mais cela ne va pas ainsi.
    J'ai envie de goûter ce temps que nous partageons. J'ai envie qu'il dure. Rien entre nous jusqu'à maintenant si ce n'est cet air diffus d'un désir qui se cherche alors même qu'il patauge dans son étonnement. Nous avons fait chambre à part depuis le début. Cela étonne. Nous arrivons ensemble. Nous mangeons ensemble et s'il y a lieu nous sortons ensemble. Nous parlons peu et nous dormons chacun dans nos chambres.
    En reprenant le cahier aujourd'hui après qu'elle ait écris son journal, j'y découvre qu'elle me désire, qu'elle veut savoir ce que je suis dans l'amour. J'écris et je deviens timide. Fini l'audace du train. Elle est là. J'ai parlé par provocation de mes érections et me suis servi du journal pour le dire mais elle est déjà plus loin. Elle m'étonne. Elle m'étonne divinement. Ça y est, mon sexe redevient chaud. Elle est vers la fenêtre. Ouf !
    Maintenant qu'elle sait que je sais et maintenant que je sais qu'elle sait, tout devrait être plus simple mais tout se complique. Je suis compliqué. J'irais simplement la rejoindre à la fenêtre. Je poserais mes deux mains sur ses épaules. Je lui laisserais le temps de respirer, de s'habituer à mon existence si proche. Enfin, je la conduirais à se retourner vers moi, à me regarder dans les yeux. Je sourirais et cela la ferait sourire et puis là, à cet instant, il n'y aurait plus de mots, plus d'objet, plus de monde autour de nous. Il y aurait nous, rien que nous et nous ferions alors un monde à notre mesure. Je ne ferais pas ça ! J'ai une peur indicible qui me paralyse, une peur qui tient au fait que je n'ai pas envie de tout perdre sur un coup de sexe. Elle va grandissante dans ma tête, mobilise toujours et toujours plus de place. Je sens qu'elle est une femme très bien, une perle rare. Je ne sais pas pourquoi je sens cela mais cela est évident pour moi.
    Je n'ai pas envie de la perdre pour l'instant. Ce que nous écrivons et découvrons l'un de l'autre, l'un après l'autre, a ce goût de l'amour heureux pour moi. Je jouis déjà intérieurement. Jouit-elle autant que moi de ces moments qui n'ont aucune chance d'exister statistiquement ? Comment se fait-il que nous ayons pu nous croiser, nous, elle et moi dans une circonstance aussi rare et pour déboucher sur le désir l'un de l'autre. Par quelle succession de hasard se fait-il que nous nous reconnaissons, elle et moi, dans ce temps improbable et que cela nous rapproche si violemment l'un de l'autre. Une fulgurance qui me fait peur. C'est pour cela que je n'ose pas la toucher, lui dire. C'est comme dans les contes, les superstitions, y toucher pourrait faire sortir du rêve.
    Je ne m'octroie pour l'instant que le pouvoir de voir, de sourire, de la sentir vivre. Elle a envie de me connaître dans une nudité plus éprouvée, la nudité de mon désir. Je brûle de lui offrir moi, tout moi et j'ai peur que l'enchantement ne s'arrête. Tout va trop bien pour que cela ne soit que du hasard…
    D'écrire ceci et de le savoir bientôt sous ses yeux, je sens comme un vide au bas de mon ventre, un vide plein et entier, le vide du désir, celui qui prélude aux grandes joies de l'amour. De faire l'amour avec elle ce soir, je sais que notre jouissance serait énorme. Quand je sens ce vide dans le bas de mon ventre je sais que mon plaisir sera grand. Je ne la connais pas trop et je sais sans raison qu'elle est rare et que quand nous ferons l'amour, cela sera dans une explosion du moi.

Mardi 17 juillet

    Djai :

    Elle n'a pas encore lu ce que j'ai écris hier et elle lira tout de go ce que j'ai apprécié de notre jour d'hier et de notre jour d'aujourd'hui. L'un aussi chaste que l'autre, sauf que ce creux au bas du ventre m'a tenu toute la nuit et bien après que je l'ai quittée. Je n'en pouvais plus à la fin et la seule possibilité de gagner le sommeil était de succomber à son désir. Tout être normalement constitué se serait levé et serait allé frapper délicatement à la porte de sa voisine «je ne te dérange pas ? ». Tiens pardi, c'est naturel de frapper et de poser une question aussi conne à trois heures du matin. Je ne l'ai pas fait. Je me suis vautré sur mon lit, j'ai allumé la télé et cherché le programme qui me permettrait d'en finir avec ce nœud au bas du ventre. Trois jours que je vis sur la pointe du diamant, sur le grill de l'état disponible, trois jours que ma libido se remplit de désirs inassouvis, trois jours que je cumule au bord du sexe un sperme qui attend sa délivrance. Je n'ai jamais eu d'explosion de joie aussi abondante, aussi incontrôlable que celle de cette nuit. Une panouille mémorable comme ils disent dans le midi. Je me suis endormi.
    Tout à l'heure je lui passerai le journal. Je ne veux pas la regarder quand elle lira ce qui ne pourrait être pour elle que des provocations d'homme immature. A vrai dire, j'ai un peu honte de laisser ces pages. Ce qu'il y a encore de marrant dans ce journal c'est que nous écrivons bien notre intimité et qu'il ne sert pas de média à un dialogue qui n'oserait se faire. Non, je sais qu'un jour, une heure, je pourrais lui dire tout cela, tout ce dont j'ai envie. Là, sur le papier je me parle réellement à moi. J'ai juste un pincement quand je transmets le journal mais comme tout un chacun aurait un pincement à faire lire son journal à un ami. Ce n'est pas le média de mon désir. Mon désir est physique. Il est. Elle me ferait part du sien par un simple regard que je saurais affirmer mon appétit sans ambages. Je bande tellement souvent qu'elle doit d'ailleurs le savoir. Non, ma retenue est «précieuse», elle creuse de plus en plus fort la différence de potentiel qui existe entre mon désir et sa réalisation. Je sens une énergie monter et j'ai envie que cela soit de la violence d'un éclair. Je veux qu'on reste étonné l'un l'autre, du temps qui nous a échappé mais dont le souvenir est bon. Je lui impose ma vue. Elle doit savoir qu'un seul geste provocateur de sa part et ma stratégie fumeuse se dissoudra dans un corps à corps dantesque. Pour l'instant je cultive mon illusion de maîtrise par un abominable égoïsme.

 Magda :

   J'appréhendais ce moment. J'avais presque peur de lire les mots de Djai. Nous nous étions imposé cette règle : entière sincérité dans ce que nous allions écrire sur ce cahier.  Et tant pis si cela devait toucher un point sensible de l'autre.
    J'étais assise sur son lit lorsqu'il m'avait tendu le cahier. Ensuite, il s'était accoudé à la fenêtre de la chambre, me tournant ainsi le dos. J'ai cru comme une idiote qu'il agissait ainsi afin de ne pas me voir devenir blême à la lecture de ses propos. Parfois j'ai la sale habitude de croire que les autres pensent de moi des choses négatives. Paranoïa classique de ceux qui n'ont pas confiance en eux.
    J'ai lu son texte rapidement, sautant des lignes et éludant des mots. Je voulais finir très vite ce que je considérais comme une épreuve. Je n'ai rien compris à ma lecture, évidemment.  Djai était toujours à la fenêtre, regardant la vie au dehors. J'ai respiré un grand coup puis j'ai relu le texte calmement, n'hésitant pas à recommencer plusieurs fois la même phrase afin de ne pas en dénaturer le sens. J'ai alors maudit ma bêtise. Les pensées écrites de Djai ne contenaient aucune critique. J'apprenais au contraire avec une stupeur teintée de fierté le pourquoi de sa démarche changeante. Son texte transpire du désir de moi. Le même que celui qui me ronge les sens depuis 5 jours. Je suis une femme « formidable », une « perle rare »… Même dans mes rêves les plus fous, je n'aurais osé imaginer qu'un jour, un homme puisse penser une telle chose de moi.
    Djai me tourne toujours le dos, attendant patiemment que j'en finisse. Que pense-t-il en ce moment ? A-t-il encore honte de ce que je viens de lire ? A ce moment précis j'ai envie de m'approcher de lui, de planter mes doigts dans ses cheveux et de lui poser sa tête contre ma poitrine.
    J'aurais pu le faire. Je sais maintenant qu'il aurait accepté ce geste de tendresse. Au lieu de ça, j'ai jeté le cahier dans mon sac et suis allée poser une main sur son dos.
    « Tu viens ? J'ai envie de marcher un peu »
    Il m'a suivie sans dire un mot.

Mercredi 18 juillet

    Magda :

    J'ai mal dormi. Il est 7 heures du matin et je suis déjà attablée devant un café noir. C'est exceptionnel pour moi.  Je ne me lève jamais avant 10 ou 11 heures.
    Djai dort encore.  Sûrement. Comment peut-il faire après la pénible soirée d'hier ?
    Il m'a suivie dans la rue. Nous avons marché pendant des heures sans dire un mot. Le malaise s'était installé. Nous avons usé nos semelles et durant tout ce temps aucun des deux n'a fait l'effort de parler à l'autre. Chacun de notre côté, nous avons attendu toute la soirée que l'autre fasse le premier geste.
    Je ne sais pas ce qu'il y avait dans sa tête mais je sais que la mienne passait du vide au plein.  Les pensées affluaient telle une pluie de grêle violente puis le calme venait apaiser tout cela et le vide était tel que je ne me rendais même plus compte que je marchais. Mes jambes se mouvaient d'elles-mêmes. Je ne voyais rien et pourtant j'avançais sans heurter les obstacles. Puis je le sentais à côté de moi et les pensées revenaient me bombarder le cerveau.
    « Je dois lui parler. Il faudrait que. Et si je lui prends la main ? Il pourrait dire quelque chose lui aussi ! Oui mais c'est à moi de parler. C'est lui qui attend.  Retournes à l'hôtel, amènes-le dans ta chambre. Dois-je agir comme ça ? Je ne pourrais jamais. Mais parle ! Bouges-toi un peu ! Attrapes lui la main, entraînes le dans ton désir. T'es folle ! Et s'il dit non ? Et puis pourquoi moi après tout ? Il ne fait rien lui non plus ! Que croit-il ? Que je suis une Cléopâtre ? J'ai envie de me coller à lui. Allez, fais-le ! Tu verras bien… »
    Des pensées décousues. Comme des millions de petites piqûres venues assaillir un ennemi trop faible. Toute la soirée ma tête à subit les assauts violents de mes réflexions débiles. Et lui il était là et il me regardait. Il  m'a laissé me débattre au milieu de cette cacophonie cérébrale jusqu'à notre retour à l'hôtel.
    Dans l'escalier qui montait à nos chambres j'ai senti son regard se poser sur mes fesses. J'allais me retourner et me coller furieusement dans ses bras quand les pensées sont revenues. J'ai continué ma montée, rendant le roulement de mes fesses le plus discret possible. Devant la porte de ma chambre j'ai extirpé de ma gorge un « bonne nuit » éraillé puis je me suis enfermée à double tours sans même lui lancer un regard.
    J'ai haï mon attitude toute la nuit. Et j'ai mal dormi.
 
   Djai :

    Se lever dans la frayeur d'un bonjour qui devra être, un bonjour à Magda qui devra excuser ma piètre attitude d'hier soir. Se lever et se dire qu'il faut changer le monde dès aujourd'hui faute de quoi nous nous enliserons sans même avoir touché Venise. Je suis nul. Je repense à tous ces silences de la nuit et ils me font honte, une honte lisible au premier qui me croiserait. Même s'il me voyait pour la première fois, il saurait lui aussi que je masque une impuissance à franchir ces premières étapes. Si tous les hommes de la terre me regardaient en ce moment, ils me montreraient du doigt.
    Hier est un fiasco. Je lui en veux. Non je m'en veux. Elle m'a suivi souriante et tout ce que j'ai réussi à lui donner est cet air de regret. Elle me désire, je l'ai lu de sa main. J'y pense. J'y pense et je tourne en rond coincé par ma peur. Aujourd'hui le feu devient violent au point que je ne saurais continuer dans cette voie. Je suis un putain d'intello qui pose des jalons partout avant de se décider. J'ai un désir que je terrasse au fond de mon être. Ma masturbation d'hier une connerie de première. Une fuite. Hier soir j'aurais du nous arrêter, prendre sa main même si la mienne tremblait, l'amener à me regarder dans les yeux et chercher dans son âme le désir que je n'arrivais pas à discerner en moi.
    Toujours peur du non ! Toujours peur d'un refus qui rendrait impossible les heures suivantes. Je ne supporte pas un simple non comme un signe de confiance mais comme un rejet entier. Une dissolution de ma personne. Je paie par ces errances un narcissisme trop développé.
    Je reste  encore à écrire ces quelques lignes car elle a froidement frappé à ma porte, et glissé notre cahier de liaison sous la porte de la chambre. Elle avait disparu quand j'ai ouvert. Elle est en colère. Je suis en colère. Nous sommes en colère contre la même personne : Moi.  J'ai envie de hurler. Me mettre à la fenêtre et hurler Magda pour que le monde entende mon désir. Le monde pris à témoin, elle ne pourra refuser. Il n'y a pas besoin de cela. Elle l'a écrit, elle a envie de m'avaler comme moi j'ai envie de me fondre en elle. Je vais hurler, je vais à la fenêtre, j'hurle et j'attendrai.
J'ai hurlé.
J'attends !
J'attends toujours cela fait bientôt 2 minutes.
Trois minutes.
J'ai hurlé pour rien.
Quatre minutes.
J'attends.
Mon cœur bat.
Il bat parce que chaque minute qui passe me rapproche d'elle, de notre future intimité.
Des pas dans l'escalier.
Cela ralentit…
Je jette le cahier au fond de la chambre si ça frappe à ma porte.
Ca frappe…

Jeudi 19 juillet

    Djai :

    Une explosion. Hier, cette nuit, ce matin furent une explosion pour moi, il me semble qu'elle a été heureuse aussi. Hier j'ai hurlé à la fenêtre. Aujourd'hui encore j'ai envie de hurler mais c'est ma joie que je veux jeter à la face du monde. Un coq monté sur ses ergots. Magda m'a jeté hors du monde en des heures confuses de plaisirs. Ce matin encore je pue merveilleusement l'amour. Nos draps sentent cet adorable cocktail d'amour. C'est acre, pesant humide et moite. C'est mon corps dans son corps, son corps dans mon corps. C'est le mélange abrupt des heures  qui suivirent l'émerveillement de découvrir notre désir et de ne plus le taire, de ne plus l'écrire, simplement de le vivre.
    Quand j'ai ouvert la porte, elle semblait être un mélange de colère et d'effroi. Quand j'ai refermé la porte après qu'elle soit entrée, elle s'est retournée vers moi. Son étonnement allait la pousser à produire la question qu'elle avait au bout des lèvres comme une colère. Je l'ai regardée, j'ai vu sa fureur dans ses yeux et je l'ai enlacée pour la sentir contre mon corps. Pendant un temps incertain j'ai goûté sans relâche son abandon. Tous les raisonnements envolés, toutes les raisons et les faux délais évaporés. Je l'ai embrassée comme pour la boire entière. Je l'ai embrassée pour tuer le fardeau qui nous étreignait. Je l'ai embrassée pour naître l'un à l'autre, autrement. Je l'ai embrassée comme un fou. Je l'ai embrassée jusqu'à ce que tout devienne confus, infus, diffus. Je l'ai embrassée jusqu'à ce qu'elle tombe sur le lit. Et là, dans une hâte excessive, j'ai arraché ses vêtements. En face de son corps encore voilé aux dernières pudeurs, je me suis relevé et je l'ai aimée. Elle était magnifique, atterrée par ma contemplation. Elle semblait chercher à se protéger. Elle était égarée juste avant que je me penche sur elle pour goûter sa peau, prendre la moindre dimension de ses parfums pour en arriver aux douceurs attendues. Ivre ! Ivre de toutes ses saveurs, ivre de son silence, j'ai doucement retiré son soutien gorge et j'ai pu être heureux du désir de ses seins imposants. Ils étaient dans l'arrogance de leur envie. Ils étaient déjà dans la beauté de notre futur. Je me suis penché sur son ventre et là le monde a basculé. Sa petite culotte était la dernière barrière de ma raison. Je l'ai doucement, lentement franchie. La folie m'a emporté dans l'ivresse du monde qu'elle m'offrait. D'abord un monde de broussailles noires, franchement noires, sur une peau délicatement blanche.  D'abord les premières rumeurs d'un plaisir déjà souterrain. D'abord son corps projeté ailleurs. D'abord, nous n'existions plus. Nous étions nus l'un à l'autre sans que je sache qui m'avait mis nu, d'elle ou moi. J'étais fasciné par son sexe. Je repassais vingt fois, mille fois le moment où je le découvrais, lentement, doucement. Je ressentais  mille fois les effluves de son désir qu'elle ne contenait plus. Je l'ai vu briller dans son bonheur. J'ai baisé ce bonheur là.  Elle s'est emparée de moi et des heures se sont écoulées dans cette chambre fermée. Des heures pendant lesquelles nous avons saturé la chambre de nos ébats. Nous étions gluants, moites, vidés, étourdis et heureux. Nous sommes revenus très tard à la vie, dans un éclat de rire venu de nulle part et dans des baisers plus francs, maintenant que nous savions beaucoup l'un de l'autre.
    Un énorme petit déjeuner est venu clore la fête. Nous avons mangé comme des ogres comme pour rattraper un retard sur notre vie terrienne. Notre lit était un sanctuaire de ripailles. Nous l'avons regardé en éclatant de rire. « Cette tâche c'est toi, non c'est toi, non moi je ne fais pas ça. Et cette miette c'est qui ? C'est avant le déjeuner, on a rien mangé depuis hier matin. D'où ça vient ? » Autant de puérilités venues pour nous ramener à la vie.
    Nous avons préparé notre journée et nous avons mis au point notre voyage à Venise. J'ai noté sur ce carnet ce voyage dans le voyage. Je vais tendre le cahier à Magda et commencer à plier mes bagages. Maintenant nous serons libres. Je me souviens de son sourire dans ses yeux, après que nos sens nous aient dominés. De confier ces mots à notre journal me fait plaisir. J'aimerais qu'elle me les lise une prochaine fois à haute voix, comme maintenant j'ai envie que nous nous perdions sans cesse sur nos chemins de travers. Un baiser me vient droit du cœur. Tu es à tes affaires, belle maintenant que tu es libre. Je suis sur un nuage Dieu sait où.

 Magda :

 Je me pince le bras pour être sûre de ne pas rêver. Comment est-il possible qu'une telle aventure m'arrive à moi ? Je n'ai connu jusqu'à ce jour que des histoires dont la banalité était tellement présente, que j'ai fini par fuir chacune d'elles sans ressentir aucun regret.  J'ai passé des semaines, des mois, des années, à me dire que jamais je ne connaîtrais ça. Et il a fallu ce relâchement, cette soudaine envie de tout envoyer valser pour que je tombe enfin, sans le chercher, sur mon rêve éveillé.  J'ai du mal à y croire. Je suis si bien que je me sens belle. C'est un vrai miracle. Un homme vient de me faire l'amour avec tant d'amour, qu'il ne s'est même pas arrêté sur mes kilos en trop. Il ne les a même pas vus. Je suis soufflée par tant de sincérité. Je suis heureuse et j'ai envie de le crier à la terre entière. Mais je garderai ce bonheur pour nous parce qu'il est inutile de le cracher au visage du monde. J'ai déjà bien compris que le monde est jaloux.
 Je ne l'aime pas encore parce que je me protège. J'ai compris aussi que les premiers instants sont toujours beaux et forts mais qu'ils ne durent qu'un temps. Je saurais très vite ce que l'avenir nous réserve. Parce que je sais ce que je veux à présent et aussi ce que je ne veux plus. Mais j'ai envie d'y croire. Il n'est pas comme les autres. Il est rare…
    Et maintenant, en route pour Venise.

Alexa - 2005



10/11/2005
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