La Rose Noire

Le monstre (Nouvelle)

Le monstre cache bien son jeu. Personne ne se doute de ce qu’il est réellement. Il sait sourire, se faire apprécier, être aimable si besoin. Personne ne soupçonne rien, sauf elle. Elle, c’est sa chose. Celle dont il dispose comme bon lui semble, n’importe quand, n’importe où et n’importe comment. Elle n’a aucun mot à dire, aucune rébellion à avoir. Elle doit se laisser faire et si possible faire semblant d’apprécier. Parfois, l’écœurement est trop insupportable et elle dit non. Dans ces moments-là, le monstre devient fou. Ses yeux se révulsent et ses mouvements deviennent incontrôlables. Il frappe et frappe encore. Aux endroits qui ne se voient pas. Il n’est pas fou le monstre. Jamais il ne sera démasqué. Il sait si bien la contrôler. Elle a même peur de ses regards. Ses menaces sont si cruelles qu’elle ne tente rien pour lui échapper. La seule chose qu’elle sache faire, c’est faire semblant de sourire, cacher ses larmes, maquiller ses hématomes. Personne ne se doute de ce qu’elle endure chaque jour. Et d’ailleurs, personne ne la croirait si elle parlait. Elle est si jeune qu’on la traiterait d’enfant perverse. C’est sûr, elle serait bannie du village, peut-être même enfermée. Le monstre est quelqu’un de bien  aux yeux des autres. Qui croirait tout ce qu’elle pourrait raconter de lui ? Personne. Et c’est pour cela qu’elle ne dit rien. Jamais.

Il l’emmène sur sa grosse moto. Il roule très vite pour qu’elle ait peur. Il cherche un endroit isolé. Un bois, un parc, un champ, une maison abandonnée… Elle doit le suivre sans rien dire et se laisser faire sans protester. Les séances durent des heures. Il est capable d’éjaculer plusieurs fois. Ou alors il se retient. En fait elle n’en sait rien. Elle ne connaît rien de ces choses-là. Elle sait juste que ça lui fait mal à chaque fois. Une douleur atroce. Inimaginable. Elle ne comprend pas pourquoi il fait ça. Pourquoi le monstre à besoin de faire ça. Tous les jours. Plusieurs fois par jour. Lorsqu’il est rassasié, il la ramène au village. Là, elle doit reprendre le masque de la petite fille heureuse et souriante qu’elle n’est pas. Un jour, un garçon qui la regarde avec attention lui dit : « Tu es une princesse au regard triste. Qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière ce voile noir ? » Elle voudrait répondre mais elle sait qu’il ne faut pas. Alors elle dit qu’elle est juste fatiguée. Que ça va passer. Et l’horreur s’efface comme ça, avec trois mots et un faux sourire. Elle est seule avec son secret et elle doit l’assumer. Personne ne doit savoir. La honte est trop forte.

Parfois, lorsqu’elle regarde ces femmes qui tournent autour du monstre, elle a envie de hurler. De leur dire qui il est. Elles lui font les yeux doux et il fait semblant d’apprécier. Mais il ne va jamais plus loin avec elles. Ce sont des femmes. Elles sont adultes. Jamais il ne pourrait en disposer comme il le fait avec elle. Alors ça ne l’intéresse pas. Ce qu’il aime le monstre, c’est l’innocence, la soumission, les regards apeurés. Ces femmes-là comprendraient vite. Il serait démasqué. Et ce paramètre n’est pas inscrit au programme. Ce qu’il veut lui, c’est que ça dure longtemps. Le plus longtemps possible. Et ça dure. Plusieurs années. Elle grandit et prend des formes. Elle croit qu’il va enfin la laisser tranquille mais elle se trompe. Elle ne comprend pas. Il dit qu’il l’aime. Qu’il l’aime tellement qu’il ne peut plus se passer d’elle. Et maintenant il se sert aussi de ses seins pour arriver à ses fins. En plus de sa bouche, de ses fesses, de son ventre, de ses mains. Son corps entier devient un objet de plaisir. Un sex toys chaud et vivant. Et comme il l’aime, maintenant il veut lui faire plaisir. Alors il met sa langue entre ses cuisses et elle jouit. La honte est à son point maximum dorénavant. Le monstre lui donne du plaisir. Et il en abuse. Elle devient grande avec ses poils qui cachent son anatomie, mais elle est toujours aussi docile. Encore plus docile maintenant que le plaisir décuple sa honte. Ça, il l’a bien compris le monstre. Alors il se sent tranquille. Intouchable. Il devient maître du monde.

Il loue une chambre au-dessus du vieux café du village. La musique en dessous est toujours au volume maximum. Les clients n’entendent pas ce qu’il se passe en haut. Ou peut-être qu’ils ne veulent pas entendre. Elle sait juste qu’ils ont un drôle de regard quand ils la voient redescendre. Alors la honte s’amplifie, la submerge, et elle court pour oublier. Elle court pour se fatiguer, pour faire croire en arrivant chez elle que c’est le sport qui lui donne cette tête-là. Il arrive parfois que sa grand-mère lui demande si elle a pleuré. Elle répond toujours non, que c’est à cause du vent qui est entré dans ses yeux en faisant du vélo. Et la grand-mère la croit. Ou fait semblant de la croire. Elle ne sait pas. Elle ne sait plus rien. Elle ne comprend plus rien. Elle est seule en dedans à essayer de survivre. A essayer de tenir. A s’empêcher d’aller sauter du pont, celui au-dessous duquel passe la voie ferrée. Souvent elle regarde les trains passer. Elle voudrait sauter mais pas pour mourir. Elle voudrait s’enfuir.

 Un jour, un voisin vient voir sa grand-mère. Il parle tout bas pour qu’elle n’entende pas. Mais elle voit leurs regards bizarres sur elle. Elle comprend à ce moment-là. Elle sait ce qu’il est en train de lui dire. Elle voudrait s’enfoncer sous terre, disparaître, se faire enlever par un aigle gigantesque. Personne ne doit savoir. Personne. Ce n’est pas le désespoir qui va la tuer mais la honte. Cette terrible et répugnante honte. Car elle sait au fond d’elle que ce qu’elle fait avec le monstre est une chose interdite. Elle le sait depuis toujours. Depuis la première fois qu’il lui a fait ça en ignorant ses cris. Et tout ce sang après entre ses cuisses. Tout ce sang qui a coulé plusieurs jours et qu’il fallait qu’elle cache, qu’elle brosse, qu’elle nettoie. Tout effacer pour ne pas être questionnée. Qu’aurait-elle bien pu répondre à ça ? Elle ne savait même pas ce qu’il venait de se passer. Mais elle avait compris qu’on lui avait déchiré les chairs. Tout massacré à l’intérieur. Et le monstre lui avait imposé de ne rien dire, de ne jamais rien dire sinon il la tuerait.

Sa grand-mère vient vers elle ensuite. Elle lui dit que le voisin l’a vue faire des choses graves dans le parc du château. Des choses qu’une petite fille ne doit pas faire. Des choses cochonnes. Elle ne répond pas. Elle ne sait pas quoi répondre. Elle voudrait mourir. Un long silence s’installe puis elle finit par dire qu’elle n’a rien fait de mal. La grand-mère répond qu’elle sait bien qu’elle n’a rien fait de mal, que le voisin, c’est bien connu, aime raconter des histoires. Qu’il voit toutes les femmes du village toutes nues ! Alors tu penses bien que je ne l’ai pas cru ! Elle est sauvée. Soulagée. Personne ne pourra mettre à jour son secret. Personne.

Les années passent et le monstre est toujours là. Son corps de jeune fille ne le dégoûte pas. Elle a moins mal maintenant lorsqu’il la force. Elle s’est habituée au supplice. Par contre c’est dans sa tête qu’elle a mal. C’est là que le cauchemar s’installe. Alors elle s’évade. Elle s’échappe de ce corps qui la répugne. Elle le laisse s’en délecter. Elle n’est plus là lorsqu’il l’a prend. Ce n’est plus elle qu’il souille. C’est son enveloppe. Un corps vide de toute pensée et de tout raisonnement. Elle a trouvé la parade. Elle s’enfuit dans la fumée opiacée des cigarettes hallucinogènes. Elle fume et fume encore pour ne plus rien contrôler. Il n’y a que comme ça qu’elle arrive à se libérer.

Le monstre a fini par comprendre ce qu’elle faisait. Il l’a frappée longtemps pour la faire avouer. Il a dit que la punition serait terrible. Qu’elle allait bien voir ce qui allait arriver. Et il l’a offerte. Il l’a donnée à qui voulait bien la prendre. Il s’est régalé du spectacle. Et ça l’a rendu fier. Fier de faire plaisir à ses copains. Fier d’avoir réussi à faire d’elle le rien. L’immense rien. Une chose. Un objet sans valeur. Une poupée désarticulée. Elle s’est vue mourir souvent. Elle a craché toutes les larmes de son corps. Elle a usé sa voix dans les cris de douleur et d’horreur. Et puis un jour elle s’est enfuie. Elle a réussi à le faire. Elle a sauvé sa vie. Elle a changé son look, lavé son cœur et appris la liberté. Elle a gardé son secret. Elle n’a jamais rien dit. A 16 ans, elle a commencé sa vie. Et quelle vie…

Aujourd’hui elle a grandit. Oublié. Assumé. Elle a cru qu’elle s’en était sortie mais elle s’est leurrée. Elle ne sait toujours pas ce qu’est l’amour, le bonheur, la joie de vivre. Elle se trompe d’histoires tout le temps. Elle se fourvoie dans ses sentiments. Parfois elle a envie de hurler. De hurler jusqu’à en perdre haleine. Jusqu’à cracher cette monstruosité qui se planque encore dans sa tête et dans son ventre. Mais ça ne marche pas. Le monstre est toujours là. A l’intérieur. Toujours là à lui rappeler ce qu’elle a été. Ce qu’elle a fait. A lui renvoyer sa honte à la figure. Et c’est en essayant de le détruire qu’elle se détruit elle-même. Et les autres. Tous les autres qu’elle entraîne avec elle. Même ceux qui l’aiment. Alors la petite fille qu’elle n’est plus a transformé sa honte en regrets. Regrets de n’avoir jamais rien dit. Car le salaud s’en est sorti. Elle, n’en sortira jamais. Elle devra vivre avec. Mourir avec. Pourrir avec. Elle, devra ressentir l’amertume face aux adultes qui n’ont rien vu. Ou pas voulu voir. Elle devra faire semblant de vivre, encore et toujours. A moins qu’elle ne trouve l’amour…  

 

A tous les enfants, à toutes les femmes qui ont rencontré leur monstre.

 

Alexa 2009



05/06/2009
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