La Rose Noire

Imagination contre réalité

   Je devais avoir onze ou douze ans.  Je vivais au 15ème étage d’un immeuble chic, avec mes parents. De la fenêtre de ma chambre, je surplombais Lyon et j’avais vue directe sur la basilique de Fourvière. C’était beau. Surtout la nuit, avec toutes les lumières de la ville. Le soir, je m’amusais quelquefois à prendre des photos de toutes ces lumières scintillantes. Le résultat était sympa. Les phares des voitures devenaient de grands traits continus rouges qui se superposaient les uns sur les autres. Intéressant, original, enfin bien marrant pour une gamine de mon âge.
   Je m’occupais comme je le pouvais. La solitude étant toujours tellement présente dans ma belle tour d’ivoire. Je regardais les gens aussi. Ceux qui passaient dans la rue et que je voyais en tous petits ; et puis les voisins. L’immeuble était grand. Dix-sept étages, deux allées, de longs couloirs, une quinzaine d’appartements par étage. Des centaines de personnes. De quoi m’occuper !
   Dans l’appartement du dessus vivait une jeune femme brune, très belle. J’aimais la regarder lorsque je la croisais dans l’ascenseur. Elle ressemblait à une actrice de cinéma. Toujours très bien habillée. Très classe. Elle vivait avec un homme aussi beau qu’elle, très mannequin de mode. Ils formaient un beau couple. Elle semblait heureuse. Il faut dire qu’elle avait tout pour elle. La beauté, une bonne situation, un bel appartement, et l’amour en prime. Je ne l’enviais pas, non. J’étais juste fascinée par tant de belles choses données à une seule personne. Une fée avait dû se pencher sur son berceau. C’était impossible autrement !
   J’aimais bien imaginer la vie de mes voisins d’après leurs attitudes, leurs façons de parler ou celle de patienter en attendant l’ascenseur. Il y avait plein d’histoires dans ma tête d’enfant. Peut-être que si j’avais été moins seule, je n’aurais pas eu besoin de vivre par procuration. Je n’aurais peut-être pas passé du temps à inventer la vie des autres. J’aurais vécu la mienne.
   Et puis il y eu ce jour. Ce triste jour où j’ai compris que l’imagination est bien souvent opposée à la réalité. Il était tôt ce matin-là. Un jour d’hiver sûrement car il faisait encore nuit. J’étais dans le salon. J’allais prendre mon petit déjeuner.  Machinalement, j’ai regardé en direction de la baie vitrée et j’ai vu une boule de feu tomber du ciel. Je n’ai pas vraiment réagi à ce moment-là. Je n’étais pas bien réveillée. J’ai pensé que je devais être encore dans un de mes rêves. J’ai tout de même dit à ma mère qu’une boule de feu venait de passer devant la fenêtre. Elle a ri.
   Plus tard, lorsque je suis descendue pour partir au collège, je me suis retrouvée confrontée à la réalité. Des policiers et des pompiers s’affairaient autour d’un corps recouvert d’un drap blanc. Je n’ai pas fait le rapprochement tout de suite, mais j’ai bien réalisé que c’était un mort qui se trouvait là, sur le bitume. Plusieurs sentiments se sont alors imposés à moi. La tristesse d’abord, puis la crainte et ensuite le trouble. Je me posais un tas de questions, mais celle qui revenait sans cesse était « Pourquoi ? »
   J’ai dû me faire violence pour partir au collège. La journée fut irréelle. Je n’ai pas écouté les profs une seule seconde tant j’étais plongée dans mes pensées et tant je me posais de questions. J’avais ce corps recouvert d’un drap blanc constamment devant les yeux et une irrépressible envie de rentrer chez moi pour trouver des réponses à mes interrogations.
   La journée fut interminable et lorsque la cloche du soir a sonné la fin des cours, je suis rentrée à la hâte. Le parking était désert. Plus de pompiers, de policiers ni d’attroupement. Plus de corps. Plus de drap blanc. Je me suis approchée de l’endroit où il était allongé le matin même. Le sol était enfoncé. Le goudron avait fondu. Il sentait le brûlé et la mort. Il était imprégné de tâches marron et rouges, visqueuses. Du sang ? De la matière ? J’ai eu envie de vomir.
   Je suis montée chez moi à la vitesse de l’éclair. Sensation de dégoût et puis tristesse encore. Heureusement, ma mère était là. Je lui ai posé les questions qui me taraudaient l’esprit depuis le matin. Elle m’a raconté. « C’est la jeune femme du dessus. Elle s’est aspergée d’essence puis s’est enflammée avant de se jeter dans le vide. La boule de feu que tu as vue ce matin, c’était elle. » Une profonde horreur s’est alors emparée de moi. Mais pourquoi ? Pourquoi a-t-elle fait ça ? Elle qui était si belle, si jeune ? Elle qui semblait si heureuse ?
   Nous avons su plus tard qu’elle avait eu un chagrin d’amour. Son compagnon l’avait quitté pour une autre. Elle n’a pas supporté. Elle a commencé à se droguer, à boire, à se détruire mais aussi à harceler celui qui était parti. Elle espérait par ces actes extrêmes, qu’il aurait pitié d’elle et qu’ainsi il revienne. Il n’a pas cédé, alors elle s’est tuée.
   Depuis ce jour qui m’a profondément marquée, j’ai complètement cessé de m’inventer la vie des autres. Le bonheur, la beauté et la richesse, ne sont parfois que des apparences trompeuses. Derrière tout cela peut se cacher aussi, le spectre d’une douleur profonde et cruelle. Cette jeune femme qui semblait avoir été touchée par la grâce a pourtant eu un destin tragique. Pourquoi a-t-elle poussé l’horreur jusqu’à s’inhumer avant de se jeter dans le vide ? Peut-être a-t-elle voulu saccager cette beauté qui ne lui avait même pas permis de garder l’amour. Se détruire jusqu’au bout. Tout effacer. Tout anéantir.
   L’effroi et la tristesse sont encore les sentiments ressentis à l’évocation de ce souvenir dramatique. Le bitume enfoncé, tâché et fondu est resté dans cet état durant des années après sa mort. Chaque jour, ce sol dévasté me rappelait la terrible fin de cette jeune femme, comme pour me répéter sans cesse : « Attention, ne te fies pas au apparences, elles sont parfois trompeuses. »

Alexa 2007 (Souvenirs...)



14/06/2007
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